Les Etats-Unis d’Afrique, maintenant ?
Prévisions de tempête dans l’espace diplomatique africain. Depuis hier, les chefs d’Etat et de gouvernement du continent sont réunis à Accra, au Ghana. Ils planchent sur un thème d’une importance capitale : l’unification politique des 53 pays membres de l’Union africaine. Ce sujet central entraîne d’ores et déjà des clivages et des divergences fortes.
D’un côté, le Guide de la Révolution libyenne, Muammar Kadhafi. Il estime que l’Union africaine – instituée le 11 juillet 2000 à Lomé dans la continuité d’un sommet de Syrte qu’il avait convoqué en septembre 1999 pour constater avec ses pairs l’incapacité de l’OUA à répondre aux enjeux du nouveau siècle – a échoué, et doit céder la place sans plus tarder aux Etats-Unis d’Afrique. De l’autre côté, le président de la République sud-africaine, Thabo Mbeki. Partisan d’une approche que ses amis considèrent comme «pragmatique», Mbeki prône un renforcement des organisations régionales existantes, qui ont vocation à se fédérer pour créer, à terme, un vaste espace commun.
Pour ne rien arranger, aux querelles de fond entre Kadhafi et Mbeki s’ajoutent des styles et des méthodes radicalement opposés. Kadhafi aime se voir en berger porteur d’une vision, habité par une mission ; les misérables considérations techniques du quotidien l’irritent. Mbeki, symbole de «l’élite africaine mondialisée», diplômé des universités britanniques, féru d’économie, régulier sur Internet, ne veut réfléchir que dans le strict cadre du «possible». Kadhafi gère une rente pétrolière, Mbeki dirige un pays industrialisé à l’économie diversifiée. Mbeki, bien qu’issu d’un parti membre de l’Internationale socialiste, est un libéral convaincu, aussi bien au point de vue politique qu’économique et sociétal, tandis que Kadhafi reste marqué par les clivages idéologiques de la guerre froide et est très influencé par une conception du pouvoir commune à de nombreux pays arabes, dans laquelle la démocratie à l’occidentale est une anomalie, voire une perversion.
On peut, au passage, se demander comment le président ivoirien Laurent Gbagbo gèrera cette guéguerre au sommet, lui qui est aujourd’hui proche des deux et redevable aux deux ; et qui ressemble, dans le style, à l’un et à l’autre – convictions démocratiques et socialisme pragmatique comme Mbeki, style flamboyant et posture missionnaire comme Kadhafi. C’est un enjeu pour la diplomatie ivoirienne mais ce n’est qu’un point de détail au regard de l’Histoire de l’Afrique…
Il nous semble stérile, voire dangereux, de structurer le débat panafricain autour de l’approche binaire qui a handicapé l’OUA des pères fondateurs. Il y avait jadis, deux camps : celui des «modérés» dont faisait partie Félix Houphouët-Boigny et celui des «progressistes» auquel appartenait Kwame Nkrumah. Du coup, les sommets de l’OUA s’apparentaient plus à des forums où les noms d’oiseaux plus ou moins originaux volaient bas qu’à des cadres où les défis économiques et stratégiques du continent étaient évoqués dans le but d’être vraiment réglés. Allons-nous reproduire ce type de configuration ?
Le contexte a changé. La guerre froide, dont les querelles idéologiques entre chefs d’Etat africains était (en partie) un artéfact, est finie. Un demi-siècle d’indépendance dans une Afrique balkanisée a montré l’impossibilité de continuer sur cette voie. Les allégeances totales aux anciennes puissances coloniales ne sont plus viables dans le contexte de globalisation qui est le nôtre aujourd’hui, et les dinosaures qui s’y accrochent ont déjà été condamnés par l’Histoire. Pour faire joli, le président français Nicolas Sarkozy a même exprimé à Kadhafi son soutien…
La cause est entendue. L’Afrique doit s’unir. Elle doit s’unir vite. Un récent séjour en Inde nous a conforté dans cette certitude. Comme l’Afrique, l’Inde a des problèmes criants de pauvreté endémique, de malnutrition, de scissiparités ethniques. Si elle connaît depuis plus de vingt ans une success story que le monde entier envie, c’est d’abord et avant tout parce qu’elle est unifiée.
L’Afrique doit s’unir, mais autour de quel projet, de quelles valeurs ? En privilégiant les divergences entre Mbeki et Kadhafi, les opinions publiques et les leaders du continent éludent le vrai débat. Quelles seront les valeurs qui constitueront le socle des Etats-Unis d’Afrique ou de l’Union africaine renforcée ?
Les Etats-Unis d’Amérique sont fédérés autour du principe de la liberté individuelle, de la démocratie et du libéralisme économique. La Fédération indienne également, même si elle a d’abord expérimenté un modèle économique plus étatique. La Chine est un Etat centralisé et autoritaire de plus d’un milliard d’habitants. Que choisir ? Kadhafi parle de l’Afrique comme d’une ensemble de «tribus noires». Est-ce acceptable ? Les Boers d’Afrique du Sud ne sont pas Noirs, les Arabes d’Afrique du Nord non plus. En Afrique, certains estiment avoir des droits et des allégeances qui ne sont pas liées à leur appartenance tribale. Il y a des Africains d’origine indienne et libanaise comme il y a des Européens d’origine africaine et arabe…
Si on crée les Etats-Unis d’Afrique à la fin du sommet d’Accra, on aura une agrégation de démocraties, de démocratures, de démocraties en construction et de franches dictatures ; des pays clairement engagés dans l’économie de marché, d’autres très étatisés, quelques-uns livrés aux multinationales étrangères sans pour autant que leurs propres citoyens bénéficient de la libre initiative politique et économique. On retrouvera des petits pays inondés par les pétrodollars, des pays pauvres et surpeuplés, des nations agricoles, des pays en voie de désertification… N’est-ce pas finalement le meilleur moyen d’exacerber les conflits et de discréditer, par une praxis non adaptée, le projet politique le plus porteur d’espérances pour le continent ?
La pose ne suffit pas. Kadhafi et Mbeki doivent faire des propositions charpentées, précises, financièrement évaluées et validées par des experts. Qui sait ? Une telle démarche, en réconciliant une vision exigeante et des contraintes techniques qu’on ne peut ignorer, pourrait mettre d’accord les deux hommes.