Sortir de la diabolisation
Ils sont aujourd’hui quelques individus en Côte d’Ivoire, quadragénaires ou quinquagénaires. S’appuyant sur un certain nombre d’organes de presse diffusant leurs articles, ils rêvent visiblement de fonder ce qu’ils appellent le «néo-houphouétisme». Profitant de la période particulière dans laquelle nous vivons – le désir de critique interne est grand, même au sein de la galaxie patriotique, après les grandes mobilisations contre le projet de recolonisation de la Côte d’Ivoire –, ils font feu de tout bois et réussissent à semer le doute parmi les militants du camp opposé. Leurs armes ? L’exploitation du filon de la nostalgie – qui fonctionne d’autant mieux que nos sociétés déboussolées sont en réalité amnésiques – et la technique de la diabolisation à outrance. Réussiront-ils pour autant à renverser l’hégémonie idéologique de la Refondation ? Arriveront-ils à imposer une pensée alternative là où la première génération d’héritiers d’Houphouët-Boigny n’a en réalité jamais cogité, écrit, débattu ? Peut-être. Mais il reste qu’ils utilisent des méthodes paresseuses. Leur critique est en réalité une critique en creux. Ils ne se posent qu’en s’opposant, ce qui permet de les attaquer aisément, tant leurs contradictions sont criardes et leur corpus de base mal défini. En réalité, fonder un néo-houphouétisme ne va pas sans définir a priori l’houphouétisme et à choisir, parmi les valeurs qu’il incarne, celles qui doivent être réhabilitées et celles qui ne sont plus à l’ordre du jour. L’houphouétisme n’était pas – loin s’en faut – démocratique. Le parti unique était l’une de ses caractéristiques durant quasiment toute sa durée. Faut-il remettre en cause le multipartisme et la règle démocratique pour ne pas se réveiller un matin avec des dirigeants «inaptes à gouverner» ? L’houphouétisme était centralisé. Faut-il remettre en cause le processus de décentralisation ? L’houphouétisme se fondait sur un clientélisme d’Etat qui a toujours cours, au demeurant. Qu’en faire ? Au point de vue international, l’houphouétisme bénéficiait du contexte de la guerre froide, et a été fortement déstabilisé par la chute du Mur de Berlin. Il conciliait une forme de redistribution vers les Etats voisins et une ingérence souvent meurtrière dans ces Etats. Quelle diplomatie pour le post-houphouétisme ? L’houphouétisme captait la manne cacaoyère pour rendre l’Etat crédible et financer – par l’endettement – de belles infrastructures, notamment dans le domaine de l’éducation, qui n’ont malheureusement pas résisté à une poussée démographique très forte. Faut-il poursuivre la libéralisation des filières agricoles ou réinstaller un organisme à la Caistab – comme au Ghana, pays qui se débrouille plutôt bien ? Les néo-houphouétistes doivent se prononcer. On ne peut pas reprocher au FPI de n’avoir pas réfléchi en profondeur sur la société ivoirienne. Laurent Gbagbo lui-même a rédigé de nombreux livres, dont l’historique Côte d’Ivoire : pour une alternative démocratique. Ses contradicteurs d’aujourd’hui gagneraient à faire des propositions charpentées, en même temps qu’ils dénoncent l’existant. On peut penser aujourd’hui que les propositions du FPI il y a vingt ans étaient souvent un peu naïves et venaient de personnes qui n’avaient aucune expérience du pouvoir. C’est vrai, mais qui accepte le principe de l’alternance accepte le principe de l’inexpérience aux affaires. Il est grand temps d’en finir avec l’arme de la diabolisation en politique, en Côte d’Ivoire et ailleurs en Afrique. C’est un impératif de modernité. A la décharge des néo-houphouétistes d’aujourd’hui, on est obligé de concéder que la diabolisation à outrance est une mode œcuménique dans la Côte d’Ivoire contemporaine – et c’est bien cela le drame ! Les derniers échanges d’amabilités entre le FPI et le PDCI au sujet de la «mort», qui caractériserait l’un ou aurait pris l’autre dans ses rêts, et la guerre grotesque autour du frère d’Henri Konan Bédié, en sont des exemples. Le principal problème avec la diabolisation, c’est qu’elle ne va pas sans son corollaire, l’angélisation. Si l’enfer, c’est les autres, le paradis, c’est nous ! De toute façon, dès lors que l’autre est démoniaque, nous ne sommes plus obligés de prouver notre exemplarité. Nous pouvons nous contenter d’incarner «le moindre mal» ! Aujourd’hui, de nombreuses voix critiquent les dérives de la Refondation , et il sera difficile de les faire taire par quelques effets de manche. Mais l’agression de la Côte d’Ivoire par la France et le discours patriotique qui a suivi expliquent en partie le relâchement des mœurs de plusieurs. C’est une position morale confortable d’être face au «diable» français et à ses sbires locaux ! Cela exonère d’un certain nombre de devoirs. Et cela, de nombreux proches du président Gbagbo l’ont compris. Se souciant peu de ce que leur grand homme laissera à la postérité, ils regardent le pouvoir comme une sorte de bougie qui fond progressivement. Avant qu’elle s’éteigne, il faut s’empiffrer. Du reste, l’évidente conspiration de la nébuleuse française entretient la flamme. Les crises font le miel de toutes les impostures. La logique de diabolisation a ceci de particulier qu’elle attaque les groupes, même en leur sein. Dès le moment où le discours se suffit à lui-même, il est aisé de se poser (par le verbe) à l’extrémité d’une tendance et de jouer les purs et les arbitres des élégances – quand bien même l’action et la lumière révéleraient nos propres lâchetés, notre misérable tas de secrets, nos manquements à l’élémentaire devoir de justice, notre part du fardeau de bassesse de l’humanité. Celui qui diabolise s’exonère. Ainsi, les grands dénonciateurs de la corruption des «refondateurs» oublient et tentent de faire oublier que la Côte d’Ivoire est actuellement dirigée par tous les courants politiques, que les dix mairies d’Abidjan sont réparties démocratiquement et qu’aucune d’entre elles ne se signale par son exemplarité, que la corruption touche les ministères au même titre, que les hauts fonctionnaires sont de plus en plus voraces, sans distinction aucune. Les logiques de diabolisation, comme le flou artistique dans lequel nage la Côte d’Ivoire depuis cinq ans, mettent à mort l’éthique de la responsabilité, y compris de la responsabilité individuelle. C’est pourtant le sursaut intime de l’âme humaine face à l’innommable qui accouche du progrès.